1
A mon réveil, j’étais à bord d’un navire. J’entendais grincer le bois, je humais l’air marin. Je sentais aussi le sang de l’équipage. Je sus qu’il s’agissait d’une galère, car j’entendais le rythme des rames sous le sourd grondement du vent dans les voiles gigantesques.
Je ne pouvais ni ouvrir les yeux ni bouger. Pourtant, j’étais calme. Je n’avais pas soif. J’éprouvais même un extraordinaire sentiment de paix. Mon corps était tout chaud, comme si je venais de me sustenter. J’étais bien. Ma rêverie était bercée par le doux balancement des vagues.
Puis mon esprit s’éclaircit.
Je savais que nous glissions très vite sur des eaux calmes. Le soleil venait de se coucher. Le ciel s’assombrissait, le vent mollissait. Le bruit des rames s’enfonçant dans l’eau et remontant était aussi apaisant qu’il était clairement perceptible.
Mes yeux étaient ouverts.
Je n’étais plus dans le cercueil. Je sortais de la cabine de poupe pour m’avancer sur le pont.
J’aspirais la brise salée en contemplant le bleu incandescent du ciel crépusculaire et la multitude des étoiles. De la terre, elles n’ont jamais cet éclat, cette proximité.
De chaque côté s’élevaient des îles montagneuses, des falaises parsemées d’un scintillement de lumières. Un parfum de verdure, de fleurs, de terre flottait dans l’air.
Le petit vaisseau effilé se dirigeait à vive allure vers un étroit passage entre deux masses de rochers.
Je me sentais inhabituellement fort, les idées claires. J’eus la tentation fugitive de chercher à comprendre comment j’étais arrivé là, si ces flots étaient ceux de la mer Égée ou de la Méditerranée, quand nous avions quitté Le Caire et si ce que je me rappelais avait réellement eu lieu.
Mais elle se fondit aussitôt dans une tranquille acceptation de mon sort.
Marius était juché au poste de commandement, devant le grand mât.
Je m’approchai et levai les yeux vers lui.
Il portait sa longue cape de velours rouge et son opulente chevelure était rejetée en arrière par la brise. Ses yeux étaient fixés sur la passe devant nous et sur ses dangereux écueils à fleur d’eau. Il se tenait à la rambarde.
Je me sentais irrésistiblement attiré vers lui et la paix qui régnait en moi s’accrut encore.
Ni son visage ni sa pose ne reflétaient une grandeur rébarbative, une hauteur susceptible de me rabaisser et de m’effrayer. Je ne voyais chez lui qu’une calme noblesse et le naturel d’une exceptionnelle douceur que trahissait le pli de la bouche.
Certes, le visage était trop lisse ; il avait presque cet aspect luisant des peaux à peine cicatrisées et il aurait pu surprendre, voire inquiéter, dans une ruelle obscure. Il dégageait une faible luminosité, mais l’expression était trop chaleureuse, trop humaine dans sa bonté pour ne pas attirer.
Armand était peut-être un dieu du Caravage et Gabrielle un de ces archanges de marbre qui montent la garde devant les églises.
Mais j’avais devant moi la contenance d’un homme immortel.
Et cet homme, la main droite tendue devant lui, pilotait le navire à travers les écueils à l’entrée de la passe.
Autour de nous, l’eau luisait avec un éclat de métal fondu, des éclairs d’azur et d’argent zébrant sa masse noire. Là où les vagues se brisaient contre les rochers je discernais un jaillissement d’écume blanche.
Je grimpai aux côtés de Marius, en m’efforçant de ne pas faire le moindre bruit.
Sans quitter une seconde la mer des yeux, il tendit la main gauche et prit la mienne, qui pendait le long de mon corps.
Chaleur. Légère pression. Ce n’était pas le moment de parler, cependant, et j’étais même surpris qu’il m’eût accordé la moindre attention.
Ses sourcils se froncèrent et, comme s’ils obéissaient à un ordre silencieux, les rameurs ralentirent leur allure.
J’étais fasciné par ce spectacle et je m’aperçus qu’en me concentrant mieux, je pouvais sentir le pouvoir qui émanait de lui, une sourde pulsation qui suivait le rythme de son cœur.
J’entendais aussi les mortels en haut des falaises et sur les étroites grèves des îles qui s’étendaient de part et d’autre. Je les voyais rassemblés sur les promontoires, courant jusqu’au bord de l’eau, des flambeaux à la main. J’entendais leurs pensées résonner comme des voix dans les ténèbres limpides, ; tandis qu’ils suivaient des yeux les lanternes de notre embarcation. Ils pensaient en grec, que j’ignorais, mais le message était clair :
Voilà le seigneur qui passe. Venez voir ; le seigneur passe. Le mot « seigneur » s’accompagnait de connotations surnaturelles. Une révérence mêlée d’excitation se propageait de la côte jusqu’à nous.
Cette rumeur silencieuse me coupait le souffle ! Depuis dix ans, j’étais comme invisible aux yeux du monde et ces paysans vêtus de noir se rassemblaient pour regarder passer le navire de Marius, en sachant qu’un être surnaturel le gouvernait.
Nous avions à présent dépassé les grèves ; les falaises montaient à pic de chaque côté. Notre vaisseau glissait sur les eaux, les rames relevées. Les ténèbres s’étaient épaissies.
Bientôt, je vis s’ouvrir devant nous une grande baie argentée, avec au fond une véritable muraille de pierre, alors que de chaque côté la terre descendait en pente douce jusqu’à la mer. La face rocheuse était si haute que je n’en voyais pas le sommet.
Les rameurs ralentirent encore ; le navire dérivait imperceptiblement sur son erre. A mesure que nous avancions vers la falaise, je distinguais la forme d’un vieil embarcadère de pierre, tapissé de mousse. Les rames pointaient à présent vers le ciel.
Marius était toujours immobile, sa main pressant la mienne, tandis que l’autre m’indiquait l’embarcadère et la masse rocheuse, noire et mouillée, où se reflétaient nos lanternes.
Lorsque nous fûmes à cinq ou six pieds à peine de l’embarcadère – dangereusement près, me sembla-t-il, pour un bâtiment de la taille du nôtre –, je sentis le navire s’arrêter.
La main dans la main, nous traversâmes le pont et montâmes sur le plat-bord. Un serviteur plaça un sac dans la main de Marius et ensemble, nous bondîmes par-dessus les eaux jusqu’à l’embarcadère, franchissant aisément la distance.
En me retournant, je vis le vaisseau osciller doucement. Les rames se rabaissèrent et il repartit aussitôt vers les lumières d’une petite ville de l’autre côté de la baie.
Nous le suivîmes des yeux, puis Marius m’indiqua un étroit escalier pratiqué dans le roc.
« Précède-moi, Lestat », me dit-il.
Je pris plaisir à grimper, à me mouvoir rapidement le long de ces grossiers degrés, à suivre leurs nombreux détours, à sentir le vent souffler plus fort et à voir la mer s’éloigner et s’immobiliser comme si l’on avait arrêté le mouvement des vagues.
Marius me suivait de près et je sentais, j’entendais la puissante pulsation. Elle vibrait dans tous mes os.
A mi-hauteur les marches s’interrompaient et nous suivîmes un sentier à peine bon pour des chèvres. Parfois, des rochers ou des arêtes de pierre nous protégeaient d’une possible chute, mais la plupart du temps le sentier était creusé dans la falaise et à mesure que nous montions, je finis par avoir peur de regarder vers le bas.
Une seule fois, en me raccrochant à une branche d’arbre, je risquai un regard derrière moi et je vis Marius qui progressait régulièrement, son sac sur l’épaule. La baie et le petit port lointain avaient l’air de jouets. J’apercevais même, au-delà de la passe, la haute mer et les formes plus sombres des autres îles. Marius sourit et s’arrêta, puis il murmura courtoisement :
« Avance. »
Je me remis aussitôt en route et ne m’arrêtai plus avant d’avoir atteint le sommet. Je franchis les dernières projections rocheuses en rampant et me relevai dans l’herbe moelleuse.
Devant nous se dressaient d’autres rochers à pic, dans lesquels semblait taillée une immense forteresse. Je vis de la lumière aux fenêtres et en haut des tours.
Marius passa son bras autour de mes épaules et m’entraîna vers la vaste demeure.
Arrivé devant la porte massive, il s’arrêta et je sentis la pression de son bras sur mes épaules se relâcher. A l’intérieur, j’entendis qu’on tirait un verrou. La porte s’ouvrit et la pression se raffermit. Nous pénétrâmes dans un vestibule éclairé par deux flambeaux.
Je fus saisi de constater qu’il n’y avait là personne qui aurait pu tirer le verrou et nous ouvrir. Marius se tourna et regarda la porte. Elle claqua derrière nous.
« Ferme le verrou », me dit-il.
Je m’exécutai aussitôt, mais je me demandai pourquoi il n’avait pas fait agir encore une fois sa volonté.
« C’est beaucoup plus facile ainsi, dit-il malicieusement. Je vais te montrer la chambre où tu dormiras en sécurité. Viens me retrouver à ta convenance. »
Je n’entendais personne d’autre dans la demeure, mais il y avait eu des mortels. Leur odeur persistait par endroits et les flambeaux ne brûlaient pas depuis longtemps.
Nous montâmes un petit escalier sur la droite et lorsqu’il m’introduisit dans la chambre qui m’était destinée, je restai abasourdi.
Elle était immense et un côté entier ouvrait sur une terrasse bordée d’une balustrade en pierre, qui dominait la mer.
Je me retournai. Marius avait disparu, mais sur la table de pierre au centre de la pièce, je vis ma valise et le violon de Nicolas.
A sa vue, une vague de tristesse et de soulagement me submergea. Je craignais de l’avoir perdu.
La pièce était meublée de bancs de pierre. Sur un pied était posée une lampe à huile allumée. Dans une alcôve, je distinguai une lourde porte de bois à double battant.
Elle ouvrait sur un étroit couloir en forme de L. Au-delà du coude se trouvait un sarcophage dont le couvercle ne portait aucun ornement. Il était en diorite, l’une des pierres les plus dures qui fussent. Le couvercle pesait terriblement lourd et je constatai, en l’examinant de plus près, qu’il était plaqué de fer et comportait un verrou qu’on pouvait actionner du dedans.
A l’intérieur du cercueil, luisaient quelques objets. Lorsque je les soulevai pour les observer, à la lumière qui filtrait de la chambre, ils se mirent à étinceler de façon presque magique.
Il y avait un masque d’or, aux traits soigneusement moulés – les lèvres fermées, les yeux étroits, mais ouverts – rattaché à une capuche faite de plaquettes d’or martelé. Le masque était lourd, mais la capuche très légère et souple. Il y avait aussi une paire de gants de cuir recouverts de minces feuilles d’or qui faisaient penser à des écailles de poisson. Et enfin, une vaste couverture pliée, en laine rouge très douce, dont un côté était lui aussi recouvert de feuilles d’or.
Je compris que ces trois objets me protégeraient totalement de la lumière si l’on ouvrait le sarcophage pendant mon sommeil.
La chose était improbable, cependant, car les portes du couloir étaient également plaquées de fer et munies d’un verrou intérieur.
Néanmoins, ces mystérieux objets dégageaient un charme puissant et je pris plaisir à les toucher et à m’en imaginer revêtu, dans mon sommeil. Le masque me faisait penser aux masques grecs de la comédie et de la tragédie.
L’ensemble évoquait les funérailles d’un roi de l’Antiquité.
Je regagnai la chambre, un peu à contrecœur, pour quitter les habits que j’avais portés, enfoui dans la terre du Caire, et me vêtir de frais. Je me sentais un peu ridicule, dans ce lieu intemporel, en habit de velours violet à boutons de perles, chemise de dentelle et souliers de satin à boucles de diamants, mais je n’avais rien d’autre. Je m’attachai les cheveux avec un ruban noir et partis à la recherche du maître de céans.
2
Des flambeaux brûlaient dans toute la maison. Les portes étaient ouvertes, les fenêtres béaient sur le firmament et la mer.
En descendant le petit escalier, je songeai que pour la première foi, au cours de mes pérégrinations, je me trouvais en sécurité dans le refuge d’un immortel, regorgeant de tout ce dont un tel être pouvait avoir besoin.
Dans les couloirs, je vis de superbes urnes grecques sur des piédestaux et de grandes statues orientales en bronze dans des niches. A chaque fenêtre, sur chaque terrasse s’épanouissait un foisonnement de plantes exquises. Sur le sol de marbre, s’étalaient de somptueux tapis venus d’Inde, de Perse, de Chine.
Je découvris d’énormes animaux empaillés : un ours brun, un lion, un tigre et même un éléphant, dans une immense salle, des lézards gros comme des dragons, des oiseaux de proie.
Tout cela, cependant, était éclipsé par les fresques bigarrées qui couvraient tous les murs, du sol au plafond.
Dans une pièce, c’était la représentation sombre et vibrante du désert arabique brûlé par le soleil, où une caravane de chameaux et de marchands enturbannés, reproduits avec un luxe inouï de détails, cheminait sur le sable. Ailleurs, on s’enfonçait dans une jungle fourmillant de fleurs tropicales et de feuilles merveilleusement dessinées, rendues avec une infinie délicatesse.
L’illusion était si parfaite que je fus d’abord surpris, puis séduit, et y regardant de plus près, je m’aperçus que ces peintures comportaient une infinité de choses.
La jungle regorgeait de créatures – insectes, oiseaux, vers de terre – et je voyais un million d’aspects différents de la scène, qui me donnaient l’impression de m’être glissé hors de l’espace et du temps pour pénétrer dans un univers bien au-delà du pictural. Et pourtant, tout était à plat sur le mur.
La tête me tournait. Où que mes yeux se posassent, je découvrais de nouveaux panoramas. J’ignorais jusqu’au nom de certaines des teintes et des nuances que je voyais.
Quant au style de ces œuvres, il me laissait aussi perplexe qu’enchanté. La technique semblait tout à fait réaliste, faisant appel aux proportions classiques que l’on trouvait chez les maîtres de la fin de la Renaissance : le Vinci, Raphaël, Michel-Ange, ainsi que chez des artistes plus récents, notamment Watteau et Fragonard. L’utilisation de la lumière était remarquable. Les créatures vivantes avaient l’air de respirer.
Les détails, en revanche, n’étaient ni réalistes ni en perspective. Il y avait trop de singes dans la jungle, trop d’insectes rampant sur les feuilles. Dans un ciel d’été, on aurait pu compter des milliers de minuscules créatures.
En pénétrant dans une longue galerie où des hommes et des femmes peints sur les murs me contemplaient de part et d’autre, je faillis crier. Il y avait des personnages de toutes les époques : Bédouins, Égyptiens, Grecs et Romains, chevaliers en armure, paysans, rois et reines, hommes de la Renaissance en pourpoints et chausses, le Roi-Soleil avec son immense perruque bouclée et enfin des gens de notre temps.
Là encore, les détails me donnaient l’impression d’être le jouet de mon imagination : des gouttelettes d’eau sur une cape, une balafre sur un visage, une araignée à demi écrasée sous une botte de cuir cirée.
Je me mis à rire. Ce n’était pas drôle, mais tout bonnement délicieux. Je riais à gorge déployée.
J’eus le plus grand mal à m’arracher à cette galerie, mais heureusement la vue d’une bibliothèque brillamment éclairée vint à point pour me solliciter.
Les murs étaient entièrement cachés par des livres et des parchemins roulés ; le milieu de la pièce était occupé par d’énormes globes terrestres dans leur cage de bois, par des bustes de dieux et déesses grecs et par d’immenses cartes géographiques.
Sur les tables, des piles de journaux dans toutes les langues. Et partout, une foule de curiosités. Des fossiles, des mains momifiées, des coquillages, des bouquets de fleurs séchées, des figurines, des fragments de statues antiques, des jarres d’albâtre couvertes de hiéroglyphes.
Complétant le mobilier, toutes sortes de sièges confortables – avec des petits tabourets –, de candélabres et de lampes à huile étaient éparpillés parmi les tables.
L’impression globale était celle d’un reposant désordre ; on subodorait des heures de pur contentement, au milieu du savoir humain et d’objets fabriqués par l’homme.
Je restai un long moment à déchiffrer des titres latins et grecs. Je me sentais légèrement ivre, comme si j’avais bu le sang d’un humain imbibé d’alcool.
Je devais rejoindre Marius, cependant. Je quittai la pièce pour descendre un petit escalier, franchir un autre vestibule peint et pénétrer enfin dans une immense pièce pleine de lumière.
Avant même d’entrer, j’entendis les chants d’oiseaux et sentis le parfum des fleurs. Dès la porte passée, je me trouvai perdu au milieu d’une forêt de cages où évoluaient non seulement des oiseaux de toutes tailles et couleurs, mais aussi des singes qui commencèrent à se démener dans leur prison en m’apercevant.
Les cages étaient cernées par des plantes en pots : fougères, bananiers, roses, choux, ipomées, jasmin et autres végétaux qui exhalaient leur fragrance dans l’air nocturne. Il y avait des orchidées violettes et blanches, des fleurs carnivores qu’on aurait dites en cire, des petits arbres fruitiers croulant sous le poids de pêches, de citrons et de poires.
Lorsque je sortis enfin de ce paradis de verdure, ce fut pour déboucher dans une salle emplie de superbes sculptures, d’où j’apercevais des salles attenantes regorgeant de tableaux, de meubles orientaux, de jouets mécaniques.
A présent, je ne m’attardais plus, bien sûr, sur chaque objet, chaque découverte. Il aurait fallu une vie entière pour étudier le contenu de cette demeure. Je poursuivis mon chemin.
Je ne savais pas où j’allais, mais je savais que ma curiosité n’était nullement importune.
J’entendis enfin le bruit que j’associais automatiquement à la présence de Marius, ce lent battement de cœur bien rythmé que j’avais entendu au Caire. Je me dirigeai vers lui.
3
Je pénétrai dans un salon moderne brillamment éclairé. Les murs de pierre étaient cachés derrière des boiseries en bois de rose, dans lesquelles étaient encastrés des miroirs qui montaient jusqu’au plafond. Je vis des commodes peintes, des fauteuils capitonnés, des paysages sombres et luxuriants aux murs, des pendules en porcelaine. Un certain nombre de livres derrière les vitres d’une bibliothèque ; sur une petite table, à côté d’un fauteuil à oreillettes tapissé de brocart, un journal récent.
De hautes et étroites portes-fenêtres ouataient sur une terrasse en pierre où des parterres de lys blancs et de roses rouges dégageaient leurs capiteuses exhalaisons.
Me tournant le dos, appuyé contre la rambarde, un homme en costume moderne.
Il se retourna pour me faire signe d’approcher. C’était Marius.
Son habit était rouge et non violet comme le mien, ses dentelles de Valenciennes plutôt que de Bruxelles, mais nos costumes étaient très semblables, ses cheveux retenus par un ruban noir, comme les miens. Il ne semblait pas du tout éthéré, comme Armand, mais plutôt surnaturel. Un être d’une blancheur et d’une perfection impossibles, rattaché néanmoins à tout ce qui l’entourait : les vêtements qu’il portait, la rambarde sur laquelle était posée sa main et même l’instant présent, durant lequel un petit nuage cacha le brillant croissant de la lune.
Ce moment, je le savourai : nous allions parler lui et moi. J’avais toujours les idées aussi claires. Je n’avais pas soif. Je sentais que c’était son sang qui me soutenait ainsi. Tous les vieux mystères se rassemblaient et s’aiguisaient en moi. Ceux Qu’il Faut Garder se trouvaient-ils quelque part sur cette île ? Allais-je découvrir leur secret ?
Je gagnai la balustrade et m’y appuyai, à ses côtés, pour regarder la mer. Ses yeux étaient fixés sur une île assez proche de la côte au-dessous de nous. Il écoutait quelque chose que je n’entendais point. De profil, son visage qui se découpait sur la lumière en provenance de la pièce semblait figé comme de la pierre. Un frisson de peur me parcourut.
Aussitôt, il se tourna vers moi avec une expression enjouée, son visage lisse parut un moment incroyablement animé, puis il passa son bras autour de mes épaules pour me ramener dans la pièce.
Il marchait au même rythme qu’un mortel, d’un pas léger mais ferme, se mouvant d’une façon parfaitement normale.
Nous nous assîmes dans une paire de fauteuils en vis-à-vis, placés à peu près au centre de la salle. J’avais la terrasse à ma droite. Un lustre au-dessus de nous renforçait la lumière de la douzaine de candélabres et d’appliques dispersés à travers la vaste pièce.
Tout était naturel, raffiné. Marius se cala confortablement contre ses coussins de brocart.
En me souriant, il paraissait parfaitement humain, mais les rides et l’animation disparurent avec le sourire.
J’aurais voulu ne pas le dévisager si fixement, mais j’étais incapable de détourner les yeux.
Son visage prit une expression malicieuse.
Mon cœur battait la chamade.
« Qu’est-ce qui te paraît plus facile ? me demanda-t-il en français. Que je te dise pourquoi je t’ai amené ici ou que toi tu me dises pourquoi tu me cherchais ?
— Oh, je préfère que ce soit toi qui parles », dis-je. Il eut un petit rire engageant.
« Tu es une créature remarquable, dit-il. Je ne m’attendais certes pas à ce que tu descendes en terre aussi vite. La plupart d’entre nous ne connaissent la première mort que beaucoup plus tard, au bout d’un siècle, ou même de deux.
— La première mort ? Alors, c’est donc normal, de s’enfouir dans la terre comme je l’ai fait ?
— Parmi les survivants, oui. Nous mourons et nous ressuscitons. Ceux qui ne le font pas deviennent fous, d’habitude. »
J’étais stupéfait, mais la chose était logique. L’affreuse idée me vint que si Nicolas s’était mis en terre au lieu de se jeter dans le feu... Non, je ne pouvais pas songer à lui pour le moment. Autrement je commencerais à poser des questions idiotes. Nicolas est-il quelque part ou n’existe-t-il plus ? Et mes frères ?
« Je n’aurais pas dû en être si surpris, pourtant, reprit Marius, comme s’il n’avait pas entendu ces pensées ou préférait ne pas s’y attarder. Tu avais perdu trop de ce qui t’était précieux. Tu as vu et appris beaucoup en très peu de temps.
— Comment sais-tu ce qui m’est arrivé ? »
Nouveau sourire, presque un rire. La chaleur, l’actualité qui émanaient de lui étaient étonnantes. Il s’exprimait exactement comme un Français cultivé de notre époque.
« Je ne te fais pas peur ? demanda-t-il.
— Je ne pensais pas que c’était ton but, dis-je.
— Certes non, mais ton sang-froid est néanmoins surprenant. Pour répondre à ta question, je sais ce qui arrive à notre race dans le monde entier, mais, franchement, sans toujours comprendre comment je le sais. Ce pouvoir croît avec l’âge, comme tous nos pouvoirs, mais il reste assez insaisissable. Par moments, je sais ce qui se passe à Rome ou à Paris et quand on m’appelle comme tu l’as fait, le message me parvient à travers d’énormes distances et je réussis, comme tu l’as vu, à en localiser la source. Cependant les informations m’attirent d’autres façons. J’ai lu tous les messages que tu m’as laissés à travers l’Europe, d’autres m’ont parlé de toi et parfois, nous avons été proches – plus que tu ne saurais le penser – et j’ai entendu tes pensées. Je les entends en ce moment, bien sûr, mais je préfère communiquer par la parole.
— Pourquoi ? voulus-je savoir. J’aurais cru que les anciens renonceraient complètement à la parole.
— Les pensées sont imprécises, répondit-il. Si je t’ouvre mon esprit, comment contrôler exactement ce que tu y lis ! Et quand je lis dans le tien, je puis me méprendre sur ce que je vois ou entends. Je préfère donc utiliser la parole et faire fonctionner grâce à elle mes facultés mentales. J’aime qu’un signal sonore annonce mes communications importantes, qu’on perçoive ma voix. Il m’est déplaisant de pénétrer les pensées d’un autre sans prévenir. Et, pour tout te dire, il me semble que la parole est le plus bel apanage que partagent mortels et immortels. »
Je ne sus que répondre. C’était encore une fois la logique même et pourtant je secouai la tête. « Et ton apparence ? insistai-je. Tu ne bouges pas comme Armand ou Magnus. Je croyais que tous les anciens...
— Comme un fantôme ? Mais pour quoi faire ? » Son rire si doux me charmait. Il se renversa dans son fauteuil et plia un genou pour poser son pied sur le siège.
« Il y a eu bien sûr des moments où cela m’a passionné, de pouvoir glisser sans avoir l’air de marcher, de prendre des postures impossibles aux mortels, de faire d’immenses bonds pour atterrir sans un bruit, de déplacer des objets par ma seule volonté, mais au bout du compte, c’est assez primaire. Les gestes humains sont élégants. La chair humaine, le corps humain ont leur sagesse. J’aime entendre mes pieds toucher le sol, sentir les objets sous mes doigts. En plus de quoi, tout ce qui est inhabituel est épuisant. Quand il le faut, je puis le faire, mais il est beaucoup plus facile de faire les choses naturellement. »
Cette tirade me causa un plaisir que je laissai transparaître.
« Une chanteuse peut briser un verre avec une note suraiguë, dit-il, mais il est beaucoup plus simple de le jeter par terre. »
Cette fois, j’éclatai de rire.
Déjà, je m’accoutumais à voir son visage passer de la perfection figée d’un masque à l’expressivité ; d’ailleurs la constante vitalité de son regard assurait le lien. L’impression dominante était celle d’un homme d’humeur égale et ouverte, d’un homme étonnamment beau et perspicace.
Je ne pouvais, en revanche, m’habituer à sa présence et à tout ce que je sentais en lui d’incroyable puissance.
Je me sentis soudain troublé, dépassé. J’eus envie de pleurer.
Il se pencha pour poser les doigts sur le dos de ma main et un choc me parcourut. Ce contact nous unissait. Sa peau, quoique soyeuse comme celle de tous les vampires, était moins souple. J’eus l’impression d’une main de pierre dans un gant de soie.
« Je t’ai amené ici parce que je veux te confier ce que je sais, dit-il. Je veux partager mes secrets avec toi. Pour différentes raisons, tu as su me séduire. »
J’étais fasciné et je sentis la possibilité d’un amour écrasant.
« Je te préviens, cependant, que c’est dangereux. Je ne détiens pas les réponses suprêmes. Je ne saurais te dire qui a créé le monde, ni pourquoi l’homme existe. Pourquoi nous existons. Mais je puis t’en apprendre plus long sur nous que tu n’en as jamais appris. Je puis te montrer Ceux Qu’il Faut Garder et te dire ce que j’en sais. Je puis te dire pourquoi j’ai pu survivre aussi longtemps à ce qu’il me semble. Ce savoir te changera peut-être un peu. N’est-ce pas d’ailleurs le rôle du savoir ?...
— Si...
— Mais quand j’aurai donné tout ce que j’ai à donner, tu seras toujours un être immortel qui doit trouver ses propres raisons d’exister.
— Oui, dis-je, des raisons d’exister. » Ma voix était un peu amère, mais son exposé m’avait rasséréné.
J’éprouvais, toutefois, le sentiment ténébreux d’être une créature affamée et mauvaise, qui parvenait fort bien à exister sans raison aucune, un vampire puissant qui prenait toujours exactement ce qu’il voulait, sans écouter quiconque. Je me demandai s’il savait à quel point j’étais épouvantable.
La seule raison de tuer, c’était le sang. Et son extase.
« Rappelle-toi bien que je t’ai averti que les circonstances seraient les mêmes ensuite, dit-il. Toi seul auras peut-être changé. Tu seras peut-être encore plus démuni qu’à ton arrivée.
— Mais pourquoi choisir de me faire ces révélations à moi ? demandai-je. Je ne suis sûrement pas le premier à t’avoir cherché. Tu dois bien savoir où se trouve Armand.
— Comme je te l’ai dit, il y a plusieurs raisons, la plus forte étant sans doute la façon dont tu m’as cherché. Bien peu d’êtres, mortels ou immortels, sont vraiment en quête de savoir dans ce monde. Au contraire, ils tentent d’arracher à l’inconnu des réponses déjà formulées dans leur propre esprit, des justifications, des confirmations, des consolations sans lesquelles ils ne peuvent continuer. Demander vraiment, c’est ouvrir la porte à une tornade ; la réponse risque d’annihiler la question et celui qui la pose. Toi, cependant, tu demandes vraiment depuis que tu as quitté Paris il y a dix ans. »
Je comprenais, mais de façon diffuse.
« Tu n’as presque aucune idée préconçue, dit-il. En fait, tu me stupéfies parce que tu admets tes manques avec une extraordinaire simplicité. Tu veux un but, de l’amour.
— Oui, dis-je en haussant les épaules. Est-ce assez fruste ! »
Il rit doucement.
« Non, pas vraiment. J’ai l’impression que mille huit cents ans de civilisation ont accouché d’un innocent.
— Un innocent ? Moi ?
— Nous vivons en un siècle où l’on parle beaucoup du bon sauvage, de l’influence corruptrice de la civilisation, du besoin de retrouver notre innocence perdue. C’est absurde, en fait. Les peuples vraiment primitifs sont souvent monstrueux dans leurs croyances et leurs espérances. Ils sont incapables de concevoir l’innocence. De même que les enfants, d’ailleurs. De nos jours, la civilisation vient enfin de créer des hommes qui se comportent innocemment, qui regardent autour d’eux et s’exclament : Mais, où sommes-nous ?
— Certes. Mais je ne suis pas innocent, dis-je. Athée, oui. Je viens d’une longue lignée d’athées et je m’en flatte. Je sais, pourtant, ce que sont le bien et le mal au sens pratique et je suis Typhon, assassin de son frère, et non le bourreau de Typhon. Tu le sais.
— Oui, mais tu ne cherches aucun système pour justifier cette réalité, répondit-il. C’est cela que j’appelle innocence. Tu causes la mort de mortels parce que tu as été transformé en être qui se nourrit de sang et de mort, mais tu ne mens pas, tu ne crées pas à l’intérieur de toi des systèmes ténébreux et maléfiques.
— C’est vrai.
— Être athée, c’est sans doute le premier pas vers l’innocence, reprit-il. Perdre le sentiment du péché et de la subordination, le faux regret d’un paradis censément perdu.
— Donc, par innocence tu entends non pas absence d’expérience, mais absence d’illusions.
— Absence du besoin d’illusions, corrigea-t-il. Amour et respect de ce que nous avons sous le nez. »
Je soupirai, en me renversant dans mon siège, afin de réfléchir. Ces propos évoquaient Nicolas, lorsqu’il avait parlé de ma lumière. Était-ce cela qu’il avait voulu dire ?
Marius aussi semblait cogiter, les yeux tournés vers le ciel nocturne, la bouche légèrement raidie.
« Ce n’est pas seulement ton esprit qui m’a attiré, reprit-il, ou ton honnêteté, si tu préfères. C’est aussi la façon dont tu as été créé vampire.
— Tu sais cela aussi ?
— Oui, tout, répondit-il. Tu as été créé à la fin d’une époque, à un moment où le monde subissait des changements radicaux. De même, je suis né et j’ai mûri en un temps où l’Antiquité, comme on dit aujourd’hui, touchait à sa fin. Les anciennes fois étaient mortes. Un nouveau dieu commençait à poindre.
— Quand était-ce donc ? demandai-je, passionné.
— Sous le règne d’Auguste ; l’Empire romain naissait à peine ; on ne croyait plus aux dieux dans ce qu’ils ont de sublime. »
Je sentis le plaisir inonder mon visage. Je ne mettais pas ses paroles en doute, mais j’étais comme ébranlé.
Il continua :
« En ces temps-là, le commun des mortels croyait encore à la religion, comme aujourd’hui. C’était pour eux une coutume, une superstition, une magie élémentaire ponctuée de cérémonies dont l’origine se perdait dans la nuit des temps. Mais ceux qui engendraient les idées – ceux qui gouvernaient et faisaient avancer le cours de l’Histoire – étaient aussi athées et désespérément raffinés que les Européens cultivés de notre époque.
— C’est l’impression que j’ai eue en lisant Cicéron, Ovide et Lucrèce », remarquai-je.
Il acquiesça avec un petit haussement d’épaules.
« Il a fallu mille huit cents ans pour en revenir au scepticisme, au niveau de sens pratique qui étaient alors notre état d’esprit quotidien. Pourtant, l’Histoire est bien loin de se répéter. C’est cela le plus étonnant.
— Que veux-tu dire ?
— Regarde autour de toi ! Il se passe en Europe des événements entièrement nouveaux. Jamais la vie humaine n’a été aussi prisée. La sagesse et la philosophie accompagnent les nouvelles découvertes scientifiques, les nouvelles inventions qui vont complètement bouleverser le mode de vie des hommes. Cela, cependant, c’est l’avenir. L’important, pour le moment, c’est que tu es né à l’apogée d’une ancienne façon de voir les choses. Et moi aussi. Tu es parvenu à l’âge d’homme sans aucune foi et pourtant, tu n’es pas cynique. Moi non plus. Nous avons jailli, en quelque sorte, d’une fissure entre la foi et le désespoir. »
Mais Nicolas est tombé dedans et il a péri, me dis-je.
« C’est pourquoi les questions que tu poses ne sont pas celles des immortels créés sous le dieu chrétien. »
Je repensai à ma dernière conversation avec Gabrielle au Caire. Je lui avais dit que c’était ma force.
« Exactement, fit Marius. Nous avons cela en commun, toi et moi. En grandissant, nous avons appris à ne guère attendre des autres. Et le fardeau de notre conscience, quoique terrible, est tout à fait privé.
— Mais c’était pourtant sous le dieu chrétien, tout au début, que tu as été créé immortel.
— Non, protesta-t-il aussitôt, nous n’avons jamais servi le dieu chrétien, nous autres. Oublie cette idée.
— Mais les forces du bien et du mal qui se cachent derrière les noms du Christ et de Satan ?
— Encore une fois, rien à voir avec nous.
— Mais enfin, le concept du mal sous une forme quelconque...
— Non, nous sommes plus vieux que cela, Lestat. Les hommes qui m’ont créé adoraient des dieux et nourrissaient des croyances que je n’avais pas. Leur foi remontait toutefois à une époque bien antérieure aux temples de l’Empire romain, une époque où l’on pouvait verser le sang humain au nom du bien. Le mal pour eux c’était la sécheresse, les sauterelles et la perte des récoltes. Ces hommes ont fait de moi ce que je suis au nom du bien. »
C’était passionnant, fascinant.
Les anciens mythes me revinrent à l’esprit, en un chœur d’une poésie éblouissante. Osiris était un dieu bénéfique, le dieu du blé. Mes pensées tourbillonnaient. Je revis en un éclair mon ultime soirée en Auvergne, avec le feu de joie et les paysans qui chantaient. Des païens, avaient dit ma mère et le prêtre dont ils s’étaient débarrassé.
Plus que jamais, il me semblait que nous vivions l’histoire du Jardin sauvage, où la seule loi en vigueur était celle de l’esthétique. Les récoltes pousseront, le blé sera vert, puis jaune, le soleil brillera. Le pommier produira des pommes parfaites. Les paysans allumeront des feux de joie pour faire pousser les pommes.
« Oui, le Jardin sauvage, dit Marius, une lueur dans les yeux. J’ai dû quitter les cités civilisées de l’Empire pour le trouver. M’enfoncer dans les forêts profondes des provinces septentrionales, où le Jardin poussait encore dru et luxuriant, me rendre au pays des Gaules du Sud, où tu es né. J’ai dû tomber aux mains de ces barbares à qui nous devons notre stature, nos yeux bleus et nos cheveux blonds. Ils m’ont été transmis par ma mère, fille d’un chef gaulois mariée à un patricien romain, et à toi par le sang de tes pères. Et par une étrange coïncidence, nous avons été tous deux élus à l’immortalité pour la même raison – toi par Magnus et moi par mes ravisseurs –, parce que nous étions la parfaite incarnation de notre race blonde aux yeux bleus, plus grands et mieux faits que les autres.
— Ah, il faut que tu m’expliques tout ! m’écriai-je.
— C’est ce que je fais, répondit-il. Mais d’abord, je crois qu’il vaut mieux que tu voies quelque chose qui va prendre beaucoup d’importance au fil de mon récit. »
Il laissa à ses mots le temps de pénétrer.
Puis il se leva et baissa les yeux vers moi, attendant.
« Ceux Qu’il Faut Garder ? » chuchotai-je, d’une voix lamentablement faible et hésitante.
Je vis à nouveau un éclair de malice traverser son visage, ou plutôt un peu de cet amusement qui semblait latent chez lui.
« N’aie pas peur, dit-il gravement. Ça ne te ressemble pas, pourtant. »
Je brûlais du désir de les voir, de savoir ce qu’ils étaient et pourtant je restai collé à mon siège. Jamais je n’avais cru que je les verrais réellement...
« Est-ce... est-ce terrible à voir ? » demandai-je.
Il sourit avec lenteur, d’un air affectueux, et me posa la main sur l’épaule.
« Renoncerais-tu si je disais oui ?
— Non », dis-je. Mais j’avais peur.
« Ça ne devient terrible qu’avec le temps, dit-il. Au début, c’est très beau. »
Il attendait, en m’observant et en s’efforçant d’être patient. Puis il murmura :
« Viens. »
4
Un escalier s’enfonçait dans la terre.
Il était beaucoup plus ancien que la maison. Je le savais intuitivement. Les marches étaient creusées au milieu par l’usure d’innombrables pieds. Le colimaçon disparaissait au plus profond du roc.
De temps à autre, une grossière fenêtre sur la mer, ouverture trop petite pour laisser passer un homme, avec un rebord sur lequel des oiseaux avaient niché, où l’herbe jaillissait des fissures.
Et puis le froid, ce froid inexplicable que l’on ressent parfois dans les monastères, les églises en ruine, les chambres hantées.
Je me frottai les bras. Le froid s’élevait à travers les marches.
« Ce ne sont pas eux qui le causent », dit doucement Marius.
Dans la pénombre, son visage paraissait plus âgé.
« Il faisait froid bien avant leur arrivée », ajouta-t-il.
Il me fit à nouveau signe de le suivre, avec sa patience coutumière. Son regard était plein de compassion.
« N’aie pas peur », répéta-t-il en reprenant sa descente.
J’aurais eu honte de ne pas le suivre. L’escalier me paraissait interminable.
Nous passâmes devant d’autres fenêtres d’où sortait le bruit de la mer. Je sentis la fraîcheur des embruns sur mes mains et mon visage, vis les pierres luire d’humidité. Nous nous enfoncions de plus en plus bas, l’écho de nos pas résonnant contre le plafond voûté et la surface inégale des murs. C’était plus bas qu’un donjon, c’était le puits qu’on creuse, enfant, lorsqu’on assure que l’on va faire un tunnel jusqu’au centre de la terre.
Enfin, en tournant un nouveau coin, je vis de la lumière. Deux lampes brûlaient devant une grande porte à double battant.
Cette porte était barrée par un énorme madrier dont le maniement aurait sûrement exigé les efforts de plusieurs hommes, voire des leviers et des cordes.
Marius le souleva aisément et le posa à côté de la porte, puis il regarda fixement celle-ci. J’entendis bouger un autre madrier à l’intérieur. Les deux battants s’ouvrirent lentement et je sentis ma gorge se nouer.
Ce n’était pas seulement qu’il eût tout fait sans rien toucher. Ça, je l’avais déjà vu. C’était aussi que la pièce qui s’étendait devant nous regorgeait des mêmes ravissantes fleurs et des lampes allumées que j’avais vues dans la maison. Ici, dans les entrailles de la terre, il y avait des lys d’une blancheur cireuse sur lesquels étincelaient des gouttelettes d’humidité, des roses aux teintes lumineuses. Ce lieu était une chapelle, éclairée par la lueur douce et vacillante de cierges et parfumée par des milliers de bouquets.
Les murs étaient recouverts de fresques, dorées à l’or fin, comme celles des vieilles églises italiennes, mais on n’y voyait point de saints chrétiens.
Des palmiers égyptiens, le désert ocre, les trois pyramides, les eaux bleues du Nil. Des hommes et des femmes, voguant sur les eaux dans leurs gracieuses embarcations, avec au-dessous d’eux les poissons multicolores des profondeurs et au-dessus des oiseaux aux ailes pourpres.
Et l’or, qui illuminait toute la scène, l’or dans le soleil qui brillait aux cieux, dans les pyramides qui luisaient au loin, dans les écailles des poissons et les plumes des oiseaux, dans les ornements des silhouettes souples et délicates figées sur leurs longs bateaux étroits.
Je fermai les yeux un instant. Puis je les rouvris lentement et vis l’ensemble comme un grand sanctuaire.
Des gerbes de lys sur un autel de pierre assez bas où était posé un immense tabernacle d’or, entièrement gravé de dessins égyptiens. L’air nous parvenait par de profonds puits creusés dans le roc au-dessus de nous, agitant les flammes de lampes qui ne s’éteignaient jamais et faisant bruire les grandes feuilles pointues des lys qui dégageaient leur parfum capiteux dans leurs vases remplis d’eau.
Il me semblait presque entendre des cantiques, des chants et des invocations et je n’avais plus peur. Cette beauté était trop apaisante, trop grandiose.
Mes yeux s’étaient fixés sur les portes d’or du tabernacle, sur l’autel. Il était plus grand que moi et trois fois plus large.
Marius aussi le regardait. Je sentais le pouvoir émaner de lui, la chaleur de sa force invisible, et j’entendis bouger le verrou intérieur du tabernacle.
Si j’avais osé, je me serais peut-être rapproché de lui. Je retins mon souffle en regardant les portes d’or s’ouvrir toutes grandes pour révéler deux splendides personnages égyptiens – un homme et une femme – assis côte à côte.
La lumière effleura leurs visages blancs, minces et finement ciselés, leurs membres blancs soigneusement disposés ; elle fit luire des éclairs au fond de leurs yeux noirs.
Ils étaient aussi sévères que les statues égyptiennes, d’un parfait dépouillement, d’une grande beauté formelle, magnifiques dans leur simplicité. Seule l’expression ouverte et enfantine de leurs visages démentait l’impression de dureté et de froideur. A l’encontre des statues habituelles, cependant, leurs vêtements et leurs cheveux étaient vrais.
Leurs longues chevelures, épaisses et noires, étaient coupées en une frange bien droite au milieu du front et couronnées de fins cercles d’or. Autour de leurs bras nus des serpents d’or, à leurs doigts des bagues.
Leurs vêtements étaient en lin blanc d’une extrême finesse. L’homme, torse nu, ne portait qu’une sorte de pagne et la femme une longue tunique plissée. Tous deux avaient autour du cou de nombreux colliers d’or, certains incrustés de pierreries.
Ils étaient presque de la même taille et leurs poses étaient identiques, les mains à plat sur les cuisses. Cela m’étonna au moins autant que leur parfaite beauté et l’éclat de leurs yeux.
Jamais je n’avais vu, chez de simples statues, des poses à ce point criantes de vérité, pourtant ils ne dégageaient aucune impression de vie. Peut-être était-ce dû à leur accoutrement, au scintillement de la lumière sur leurs colliers et leurs bagues, qui se reflétait dans leurs yeux brillants.
S’agissait-il d’Isis et Osiris ? Étaient-ce de minuscules hiéroglyphes que je distinguais sur leurs colliers et leurs diadèmes ?
Marius ne disait rien. Il les contemplait comme moi et son visage était impénétrable, peut-être empreint de tristesse.
« Puis-je approcher d’eux ? chuchotai-je.
— Bien sûr. »
Je m’avançai vers l’autel, comme un enfant dans une cathédrale, d’un pas de plus en plus hésitant. Je m’arrêtai à quelques pas d’eux et les regardai droit dans les yeux. Ils étaient d’une profondeur, d’une couleur admirables, presque trop vraies.
Chaque cil, chaque sourcil noirs avait été fixé avec un soin infini.
Leurs bouches entrouvertes laissaient apercevoir l’éclat nacré des dents. Leurs visages et leurs bras étaient parfaitement polis. A la manière de toutes les statues qui ont les yeux dirigés droit devant elles, ils donnaient l’impression de me regarder.
J’étais perplexe. S’ils n’étaient pas Isis et Osiris, qui d’autre ? De quelles anciennes vérités étaient-ils les symboles et pourquoi cet impératif dans leur nom : Ceux Qu’il Faut Garder.
Je m’abîmai dans la contemplation, la tête penchée.
Leurs yeux étaient bruns, autour du centre noir de la pupille, et la cornée blanche et humide semblait couverte d’une laque transparente. Leurs lèvres étaient du rose cendré le plus pâle.
« Est-il permis... ? » commençai-je à voix basse, en me tournant vers Marius, mais je m’interrompis, intimidé.
« Tu peux les toucher », dit-il.
Pourtant, cela me semblait sacrilège. Je les examinai de plus près, leurs mains ouvertes sur leurs cuisses, leurs ongles qui, comme les nôtres, paraissaient de verre.
Je me dis que si je touchais le dos de la main de l’homme, ce ne serait pas trop impie, mais j’avais envie, en fait, de caresser le visage de la femme. Je finis par lever une main hésitante vers sa joue, dont le bout de mes doigts effleura la blancheur. Puis, je la regardai dans les yeux.
Elle ne pouvait être en pierre, me dis-je, c’était impossible... Au toucher, c’était exactement comme... Et dans ses yeux...
J’eus un mouvement de recul instinctif.
En fait, je fis un tel bond en arrière que je renversai un vase de lys et me cognai dans la porte du tabernacle.
Je tremblais si violemment que je tenais à peine debout.
« Ils sont vivants ! dis-je. Ce ne sont pas des statues ! Ce sont des vampires, comme nous !
— Oui, dit Marius. Mais ils ne connaissent pas ce mot. »
Il se tenait juste devant moi et continuait à les regarder.
Il fit volte-face et s’approcha de moi pour me prendre la main droite.
Le sang m’était monté au visage. J’aurais voulu parler, mais j’en étais incapable. Je fixai sur eux un regard éperdu, puis mes yeux vinrent se poser sur Marius et sur la main blanche qui tenait la mienne.
« Ne t’inquiète pas, dit-il presque tristement. Je ne crois pas qu’il leur déplaise d’être touchés par toi. »
Il me fallut un instant pour comprendre. « Tu veux dire que tu... tu ne sais même pas si... ils restent assis là sans rien... Oooh, mon Dieu ! »
Les mots qu’il avait prononcés plusieurs siècles auparavant, répétés par Armand, me revinrent en mémoire : Ceux Qu’il Faut Garder sont en paix ou se taisent. Peut-être n’en saurons-nous jamais plus.
Je frissonnai de tous mes membres, sans pouvoir me retenir.
« Ils respirent, ils pensent, ils vivent, comme nous, balbutiai-je. Depuis combien de temps sont-ils ainsi ? Combien ?
— Calme-toi ! dit-il en me serrant la main.
— Mon Dieu ! » répétai-je, stupidement. Je ne trouvais pas d’autres mots. « Mais qui sont-ils ? finis-je par demander d’une voix qui frisait l’hystérie. Isis et Osiris ? C’est ça ?
— Je ne sais pas.
— Je ne veux plus les voir. Je veux sortir d’ici.
— Pourquoi ? demanda-t-il calmement.
— Parce qu’ils... ils sont vivants à l’intérieur de ces corps et qu’ils... ils ne peuvent ni parler, ni bouger !
— Comment le sais-tu ? » objecta-t-il. Sa voix était basse, apaisante.
« Mais ils ne bougent pas. C’est bien ça qui est horrible. Ils ne parlent pas, ils ne bougent pas...
— Je veux que tu les regardes encore un peu, dit-il. Ensuite, je te ramènerai là-haut et je te raconterai tout. C’est promis.
— Je ne veux plus les regarder. Je t’en prie, Marius », protestai-je en essayant de dégager ma main. Son emprise était aussi impitoyable que celle d’une statue, cependant, et je ne pus m’empêcher de penser que sa peau était comme la leur, qu’elle commençait à avoir le même lustre incroyable, que son visage au repos était aussi lisse que les leurs !
Il commençait à leur ressembler. Et un jour, au cours du grand bâillement de l’éternité, je commencerais moi aussi à leur ressembler. Si je vivais assez longtemps.
« Marius, je t’en prie...», répétai-je, toute honte bue. Je voulais sortir de cette pièce.
« Fort bien, attends-moi alors, dit-il patiemment. Reste ici. »
Il lâcha ma main et baissa les yeux vers les fleurs que j’avais écrasées, vers l’eau renversée. Sous mes yeux, tout rentra dans l’ordre, les fleurs regagnèrent le vase, le sol sécha.
Il regardait à nouveau les deux êtres immobiles et j’entendis ses pensées. Il les saluait, sans leur donner ni nom, ni titre ; puis il leur expliquait sa récente absence, due à un voyage jusqu’en Égypte. Il leur avait rapporté des présents qu’il leur ferait bientôt voir. Il les emmènerait très bientôt voir la mer.
Je commençai à me calmer un peu. Mon esprit disséquait à présent tout ce qui m’était devenu clair au moment de la terrible révélation. Il les aimait. Il les avait toujours aimés. Il avait voulu que la chambre où ils se trouvaient fût la plus belle possible, car cela comptait peut-être pour eux.
Il n’était sûr de rien, cependant. Quant à moi, je n’avais qu’à les regarder bien en face pour éprouver la même horreur à l’idée qu’ils étaient vivants et prisonniers au-dedans d’eux-mêmes.
« C’est trop atroce ! » murmurai-je. Je savais, sans qu’il eût besoin de me le dire, pourquoi il les gardait. Impossible de les ensevelir au plus profond de la terre, puisqu’ils étaient conscients. Impossible de les brûler puisqu’ils étaient impuissants et ne pouvaient donner leur consentement. C’était affreux !
Il les gardait donc, comme les païens de l’Antiquité gardaient leurs dieux dans des temples semblables à des maisons. Il leur apportait des fleurs.
A présent, sous mes yeux il s’apprêtait à brûler de l’encens à leur intention. Il venait de le sortir d’un mouchoir de soie et leur expliqua qu’il venait d’Égypte.
Les larmes me montèrent aux yeux et je me mis à pleurer.
Quand je relevai la tête, il leur tournait le dos et je les apercevais par-dessus son épaule. Sa ressemblance avec eux faisait peur ; il était une statue tout habillée. Je me demandai s’il ne faisait pas exprès de figer ainsi son visage.
« Je t’ai déçu, n’est-ce pas ? murmurai-je.
— Mais non, pas du tout, dit-il gentiment.
— Je te demande pardon, si...
— Mais non, je t’assure. »
Je me rapprochai un tout petit peu. Il me semblait que j’avais manqué de respect envers Ceux Qu’il Faut Garder et envers Marius lui-même. Il m’avait révélé son secret et je n’avais manifesté qu’horreur et dégoût. Moi, en tout cas, je m’étais déçu.
Je me rapprochai encore. Je voulais effacer ma faute. Il se retourna vers eux et passa son bras autour de mes épaules. L’odeur de l’encens était grisante. Le reflet des lampes conférait aux yeux sombres des deux personnages une étrange mobilité.
Pas la moindre veine ne se voyait sous leur peau blanche, pas de ride, pas de pli. Pas même les imperceptibles ridules des lèvres que l’on voyait encore chez Marius. On ne voyait pas leur poitrine se soulever ni retomber au rythme de leur respiration.
Même en aiguisant toutes mes perceptions, je n’entendais nulle pensée émaner d’eux, aucun battement de cœur, aucun flux de sang.
« Pourtant, il circule ? chuchotai-je.
— Oui, il circule.
— Et, est-ce que tu... ? »... leur amène des victimes, aurais-je voulu demander.
« Ils ne boivent plus. »
Même cela, c’était atroce ! Ils n’avaient pas même ce plaisir. Et pourtant, il était encore pire de les imaginer se mettant en mouvement le temps de boire, avant de retomber dans leur immobilité ! Non !
« Il y a longtemps, très longtemps, ils se sustentaient encore, mais seulement une fois par an. Je leur laissais des victimes, dans le sanctuaire, des malfaiteurs affaiblis et proches de la mort. A mon retour, je voyais bien qu’ils avaient été pris et Ceux Qu’il Faut Garder avaient regagné leur place. Seule la couleur de leur peau était un peu différente. Pas une goutte de sang n’était visible. Cela se passait toujours au moment de la pleine lune et d’ordinaire au printemps. Quand je laissais des victimes à d’autres moments, je les retrouvais indemnes. Et puis ces agapes annuelles ont pris fin à leur tour. J’ai continué à leur amener des victimes de temps en temps et une fois, au bout de dix ans, ils en ont pris une autre. C’était encore la pleine lune et le printemps. Ensuite, plus rien pendant au moins un demi siècle. J’ai cessé de compter. Je croyais qu’ils avaient peut-être besoin de voir la lune, de connaître le changement des saisons, mais en fait, cela n’avait aucune importance. Ils n’ont plus jamais bu depuis avant leur arrivée en Italie, voici trois cents ans. Même dans la chaleur de l’Égypte, ils ne buvaient plus.
— Mais, de toute façon, tu ne les as jamais vus le faire, de tes propres yeux ?
— Non, répondit-il.
— Tu ne les as jamais vus bouger ?
— Pas depuis... le début. »
Je tremblais à nouveau. En les regardant, il me semblait les voir respirer, voir remuer leurs lèvres. Ce n’était qu’une illusion, mais elle me rendait fou. Il fallait que je sortisse, sans quoi j’allais me remettre à pleurer.
« Parfois, quand je viens les trouver, dit Marius, je remarque que des choses ont changé.
— Comment ? Quoi donc ?
— Des petites choses », dit-il. Il les contempla pensivement, puis il tendit la main pour toucher le collier de la femme. « Elle aime ce collier-ci. C’est celui qui convient, semble-t-il. Il y en avait un autre que je retrouvais par terre, cassé.
— Alors, ils peuvent bouger.
— Au début, j’ai cru que le collier était tombé, mais après l’avoir réparé trois fois, j’ai compris que c’était autre chose. C’était elle qui l’arrachait de son cou ou qui le faisait tomber par la force de sa volonté. »
Je poussai une exclamation étranglée ; aussitôt je fus mortifié de l’avoir fait en sa présence à elle. Je voulais m’en aller sans attendre. Le visage de cette femme était le miroir de tous mes fantasmes. Ses lèvres s’arquaient en un sourire, mais sans bouger.
« C’est arrivé avec d’autres ornements qui portaient le nom de dieux qu’ils n’aiment pas, je crois. Une fois, j’ai retrouvé un vase que j’avais pris dans une église brisé en menus morceaux. Et il y a eu d’autres changements encore plus saisissants.
— Quoi ? Dis-moi !
— En entrant dans le sanctuaire, il m’est arrivé de trouver l’un ou l’autre debout. »
C’était trop horrible. J’avais envie de lui prendre la main et de partir en courant.
« Une fois, je l’ai trouvé, lui, à plusieurs pas de son trône. Et une autre fois, la femme était à la porte.
— Elle essayait de sortir ? chuchotai-je.
— Peut-être, dit-il pensivement. Mais ils pourraient facilement sortir, s’ils le désiraient. Quand tu auras entendu toute l’histoire, tu comprendras mieux. A chaque fois, je les ai remis à leur place, disposés dans leur posture initiale. Cela demande un effort colossal. Ils sont comme de la pierre souple, si tu peux imaginer une telle chose. Et si j’ai, moi, assez de force pour y parvenir, tu imagines sans peine ce que doit être la leur.
— Tu as dit... s’ils le désiraient. Mais peut-être désirent-ils tout faire et n’en ont-ils plus la force. Peut-être au prix d’un effort inouï, peuvent-ils tout au plus se traîner jusqu’à la porte !
— Je crois qu’elle aurait pu briser la porte si elle l’avait voulu. Si je puis, moi, tirer les verrous par la force de ma volonté, que ne saurait-elle faire ? »
Je contemplai leurs visages froids, lointains, leurs joues creuses, leurs grandes bouches sereines.
« Mais si tu te trompes ? Imagine donc qu’ils entendent chacune de nos paroles et que cela les courrouce, les outrage...
— Mais je crois qu’ils nous entendent, dit-il, en s’efforçant à nouveau de me calmer, la main sur la mienne, seulement, cela leur est égal. Sinon, ils bougeraient.
— Mais comment le sais-tu ?
— Ils font d’autres choses qui nécessitent une grande force. Ainsi, parfois je pousse le verrou du tabernacle et aussitôt ils le tirent et rouvrent les portes. Je sais que ce sont eux, parce qu’il n’y a personne d’autre. Les portes s’ouvrent à la volée et je les vois. Je les sors pour leur faire voir la mer. Et avant l’aube, quand je viens les chercher, ils sont plus lourds, moins souples, presque impossibles à bouger. Parfois, j’ai l’impression qu’ils font tout cela pour me tourmenter, pour se jouer de moi.
— Non, ils essaient et ils échouent.
— Ne sois pas si prompt à juger, dit-il. En entrant dans leur sanctuaire, j’ai parfois trouvé la preuve d’événements très étranges. Et puis, bien sûr, il y a ce qui s’est passé au début...»
Il s’interrompit. Quelque chose l’avait distrait.
« Entends-tu leurs pensées ? demandai-je, croyant le voir tendre l’oreille.
Il ne répondit point. Il les surveillait et je me dis qu’il avait dû remarquer un changement ! Par un suprême effort de volonté, je parvins à ne pas faire volte-face pour m’enfuir. Je les examinai soigneusement. Je ne voyais, n’entendais, ne sentais rien. Si Marius ne m’expliquait pas pourquoi il les regardait aussi fixement, j’allais me mettre à hurler.
« Ne sois pas aussi impétueux, Lestat, finit-il par dire avec un petit sourire, les yeux toujours rivés sur l’homme. De temps à autre, je les entends, en effet, mais c’est inintelligible, ce n’est que leur présence. Tu connais ce bruit.
— Et tu viens de l’entendre, lui ?
— Oui... Peut-être.
— Marius, je t’en prie, partons d’ici. Je t’en supplie. Pardonne-moi, mais c’est trop affreux. Partons, Marius !
— Très bien », dit-il avec bonté. Il me pressa l’épaule. « Mais d’abord, fais quelque chose pour moi.
— Tout ce que tu voudras.
— Parle-leur. Pas forcément à voix haute. Dis-leur que tu les trouves beaux.
— Ils le savent, dis-je. Ils savent que je les trouve d’une beauté ineffable. » J’en étais certain, mais il voulait que je leur en fisse la déclaration cérémonieuse. Donc, purgeant mon esprit de sa peur et de ses folles suppositions, je le leur dis.
« Parle-leur, tout simplement », m’encouragea Marius.
Je m’exécutai. Je les regardai droit dans les yeux, l’un après l’autre. Un étrange sentiment s’empara de moi. Je répétai : Je vous trouve beaux, d’une beauté incomparable, en formant à peine les mots et j’eus l’impression de prier Dieu, comme jadis.
A présent, je ne m’adressai plus qu’à elle, je lui dis que j’étais content d’avoir pu l’approcher, elle et ses anciens secrets. Et ce sentiment devint physique, je le sentais à la surface de ma peau, à la racine de mes cheveux. Je sentais la tension quitter mon corps. Je me sentais tout léger. L’encens et les fleurs enveloppaient mon esprit, tandis que je sondais les noirs profondeurs de ses pupilles.
« Akasha », dis-je tout haut. J’entendis le nom au moment où je le prononçai et je le trouvai ravissant. Tous mes poils se hérissèrent. Le tabernacle lui faisait une auréole de feu et l’homme n’était plus qu’une masse floue, indistincte. Je m’approchai tout près d’elle, sans le vouloir, et, me penchant, je lui baisai presque les lèvres. J’en avais envie. Je m’inclinai encore et je sentis sa bouche sous la mienne.
J’aurais voulu me faire monter du sang aux lèvres pour le déposer entre les siennes, comme je l’avais fait avec Gabrielle.
Le charme s’intensifiait. Ses yeux étaient insondables.
Je baise la déesse sur les lèvres ! Je suis devenu fou !
Je reculai. Je me cognai à nouveau contre le mur, tout tremblant, les mains crispées contre ma tête. Mais cette fois, au moins, je n’avais rien renversé. Je m’étais remis à pleurer.
Marius ferma les portes du tabernacle et tira le verrou intérieur.
Nous gagnâmes le couloir et il remit en place le madrier intérieur. Puis il replaça de ses mains le madrier extérieur.
« Viens, mon enfant, me dit-il. Remontons. »
A peine avions-nous fait quelques pas, cependant, que nous entendîmes un cliquetis sec, puis un autre. Il se retourna.
« Ils recommencent », dit-il. Et une expression de détresse parut scinder son visage en deux, comme une ombre.
« Quoi donc ? » Je me pressai contre le mur.
« Le tabernacle, ils l’ont ouvert. Viens. Je redescendrai plus tard le fermer, avant le lever du soleil. Remontons au salon, je vais te raconter mon histoire. »
Une fois dans la vaste pièce illuminée, je m’écroulai dans mon fauteuil, la tête dans les mains. Il se tenait immobile et me regardait. Quand j’en pris conscience, je levai les yeux.
« Elle t’a dit son nom, dit-il.
— Akasha. » Je rattrapai le nom in extremis dans le tourbillon d’un rêve presque dissipé. « Elle me l’a dit, oui ! Et j’ai répété tout haut : Akasha ! » Mon regard implorant lui demandait de répondre, de m’expliquer son attitude actuelle.
Si son visage restait de marbre, j’allais devenir fou.
« Es-tu fâché contre moi ? voulus-je savoir.
— Chut, tais-toi », dit-il.
Je n’entendais rien dans le silence. Sauf la mer et le vent peut-être. Les yeux de ceux que nous venions de quitter n’étaient pas plus morts que ceux de Marius à présent.
« Tu provoques chez eux une agitation », chuchota-t-il.
Je me levai.
« Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne sais pas, dit-il. Peut-être rien. Le tabernacle est resté ouvert et ils sont assis là, comme toujours. Qui sait ? »
Je devinai soudain qu’il brûlait de savoir depuis des années, des siècles, dirais-je même si ce mot avait eu une véritable réalité pour moi. Je devinai que depuis des lustres, il s’était efforcé de leur arracher un signe sans jamais rien obtenir. Il se demandait à présent pourquoi je lui avais arraché le secret de son nom, Akasha. Il s’était passé quelque chose jadis, à l’époque de Rome, des événements ténébreux, terribles. Des souffrances, des souffrances inexprimables.
Le blanc se fit dans mon esprit. Le silence.
« Marius ! » chuchotai-je.
Il sortit de sa transe et son visage lentement se réchauffa. Il me regarda avec affection, avec émerveillement presque.
« Oui, Lestat », répondit-il, avec une caresse rassurante.
Il s’assit et m’invita du geste à l’imiter. Nous étions à nouveau confortablement installés l’un en face de l’autre. Les lumières de la pièce et dehors le ciel nocturne me rassuraient.
Sa vivacité, sa bonne humeur lui revenaient.
« Il n’est pas encore minuit, dit-il, et tout est calme dans l’île. Si nous ne sommes pas dérangés, je crois que j’ai le temps de tout te raconter. » ?